Le FIJ, c’est à la fois un salon grand public, en bas, où l’on peut jouer à des nouveautés mais aussi aux bangers de l’année pour les retardataires. Dans les étages se joue un autre salon : celui des pros. Les éditeurs montrent leur line-up de l’année à venir aux boutiques spécialisées, à la presse. J’ai donc vu des centaines de jeux qui sortiront en 2024 et 2025, et une tendance se dessine. Le format standard d’un jeu de société se situe de plus en plus dans une taille contenue, un matériel limité, et un prix autour des 20€.
Evidemment ce titre est putaclic, le jeu expert n’est pas mort, il s’adapte et se finance autrement, notamment via le crowdfunding. D’ailleurs j’oppose dans cet article les gros jeux, les jeux chers, qui ne sont pas forcément « expert ». Mais ça sonnait moins bien !
Moins de 30€
Je ne l’ai pas inventé, les éditeurs le disent eux-mêmes. Ils me l’ont dit et l’affichent sans problème. Le mot d’ordre est de sortir des boîtes à 30€ maximum, et même 20€ si possible. C’est le format qui se vend le mieux, qui fait prendre le moins de risques aux éditeurs. Si on regarde les sorties mises en avant par un distributeur comme Blackrock Games, on y trouve quasiment que des petits jeux :
- Catch-up : Courtisans, Rivages
- Scorpion Masqué : Now, Flashback
- Lumberjacks : Soltis, Chats de poche
- Mais aussi Boréal, Album, Linq, Mind Me, Ink It, Fil Rouge, Khiva : tout à moins de 30€
Chez Matagot, c’est flagrant : la gamme des Microgames se porte bien, avec des propositions ludiques à 8€. L’éditeur bordelais a aussi annoncé sa collection de jeux de plis, qui correspond parfaitement à ce standard d’édition.
Chez Gigamic, on retrouve la même tendance : Looot, Point City, Middle Ages…même les jeux de plateau pour initiés se resserrent dans des boîtes à 25-30€. Sans parler de leur immense offre de petits jeux dans les anciennes boîtes métalliques, qui reviennent au format carton. Petits jeux petits prix.
Chez Neoludis, Asmodée ou Novalis, on observe cette tendance également. Evidemment qu’il y a des contre-exemples partout, et que des jeux experts ou des jeux familiaux dans des grands formats sortiront aussi. Mais moins. Une infinité de petits jeux et quelques gros jeux seulement. Pourquoi ?
Pourquoi la tendance est aux petits jeux de société ?
Hypothèse 1 : La dopamine
Les petits jeux correspondent au format de consommation insta/tik tok/séries modernes : du plaisir immédiat et sans effort, des shoots de dopamine rythmés. Plutôt que d’attendre 7 longs tours de 25 minutes, un gameplay resserré donne du plaisir régulier et maintient l’attention des joueurs.
Probabilité : peu probable, c’est un argument de story-telling, qui ne se base sur rien.
Hypothèse 2 : Les portes d’entrées
Il y a plus de petits jeux car le jeu de société se démocratise et multiplie ses portes d’entrées. La vague de nouveaux joueurs, celle qui découvre les jeux de société modernes, cherche des jeux accessibles, faciles à jouer. On ne commence pas les jeux avec un Darwin’s Journey, plutôt un Sur les traces de Darwin. Selon cet argument, les éditeurs produiraient donc des jeux pour la vague massive de nouveaux joueurs, phénomène constaté depuis les années covid.
Probabilité : pas ouf, car la vague covid s’est essoufflée, et que le vivier de joueurs actuel devrait, selon cette hypothèse, se tourner vers les gros jeux. Ce qui n’est pas vraiment le cas. Et jouer des heures à des gros jeux est aussi un privilège. Tous les foyers n’ont pas le budget, l’espace ou le temps pour faire de « gros jeux. »
Hypothèse 3 : l’idiocratie
Une hypothèse qui ravira les complotistes et les jeux de platistes : les jeux seraient le reflet d’une société qui tend vers un abrutissement de masse. Qui tend vers la facilité plutôt que l’excellence, vers la flemme de lire des règles, vers la simplicité extrême.
Probabilité : nulle, car cela voudrait dire qu’un jeu n’est bon que s’il est cher ou « gros » alors qu’historiquement les échecs, le go, la belote ou le poker montrent que ça ne veut rien dire. Et d’autre part, ce serait un cherry-picking extrême, car les gros jeux ou les jeux experts existent toujours bel et bien.
Hypothèse 4 : le modèle Skyjo fait baver tous les éditeurs
Skyjo se vendrait à plus d’1,5 millions de boîtes par an, selon une source. Quand on le compare aux chiffres d’un nominé à l’As d’Or Expert, c’est vertigineux : 2400 boîtes de Darwin’s Journey ont été vendues aux boutiques, donc probablement 1200 pour le client final. Même si on rajoute les acquéreurs du Kickstarter (16000 dans le monde entier) ça ne fait pas beaucoup. Pour une entreprise, il vaut ainsi mieux parier sur un Skyjo-like, en sortant dix boîtes sur ce format, car rares sont les gros jeux qui restent. On ne fait pas un Azul, un Catan, un Ticket to Ride ou un 7 Wonders consciemment pour qu’il devienne un classique, on ne choisit pas.
Il suffit qu’un jeu cartonne et ça donne de la stabilité à l’éditeur pour des années. Je pense qu’un Trio, qu’un Sea Salt and Paper ont fait beaucoup de bien à leurs éditeurs respectifs. Pour Cocktail Games, l’As d’Or de Trio veut probablement dire de la stabilité d’emploi, du maintien de projets et de la visibilité pour les années à venir.
Probabilité : assez forte, il suffit de voir le nombre de jeux qui sortent avec la charte graphique de Skyjo, avec le format cartes et chiffres, avec la double syllabe et le son « o » à la fin.
Hypothèse 5 : le modèle économique du gros jeu à 50-80€ est trop risqué
Dans un contexte économique tendu, sortir un gros jeu représente un risque pour un éditeur. De l’effort en développement, un certain prix en production, un tirage limité. La balance bénéfice-risque n’est pas très favorable. Même si le jeu cartonne, combien cela représente de boîtes ? 5000 ? Soit 8€x5000 = 40000 de bénéfices potentiels ? Vaut-il mieux viser 100000 ventes d’un jeu de cartes avec un bénéfice de 2€ ? Oui. Je sors ces chiffres de nulle part, mais le ratio ne doit pas être loin de la vérité.
Beaucoup de localisation aussi dans les gros jeux : ces titres sont édités ailleurs dans le monde, fonctionnent bien, puis sont traduits/vendus en France. Car cela représente moins de risques évidemment !
Probabilité : assez forte, les éditeurs sont avant tout des entreprises, et le contexte économique est difficile. Entre inflation et baisse du pouvoir d’achat, il n’est pas donné à tout le monde de mettre 95€ dans Earthborne Rangers. Mais un Pixies à 11€, allez. Les éditeurs essayent je pense de proposer une offre centrée sur des petits jeux bankables, qui financent en partie des projets plaisir, des jeux qui se vendront moins mais qui ont aussi une place dans l’offre jds.
Hypothèse 6 : l’avènement des plateformes de crowdfunding
Comment ne pas aller sur les plateformes de crowdfunding pour pousser un gros jeu ? C’est là qu’est l’argent, c’est une façon très intelligente de financer un jeu, c’est un prêt à taux zéro avec une banque super enthousiaste. Entre gamefound, ulule ou kickstarter, l’offre crowdfunding cartonne, et rentre dans les habitudes des joueurs français. On se souvient du Conan de Fred Henry, on le voit avec Altered. Awaken Realms a pris 18 millions cette année sur Gamefound. Une plateforme qui a doublé son activité cette année avec 56 millions récoltés sur les projets.
Les jeux experts se destineraient ainsi à ces plateformes car le financement participatif permet de limiter les risques, et de jauger un projet. Pour l’exploiter en boutiques derrière si besoin. C’est quasiment un autre métier qui demande de la compétence à un éditeur cependant. Dans la préparation, la communication et le suivi de campagne. Les couacs sont sanctionnés sévèrement par la communauté.
Probabilité : correcte. La limite de cet argument c’est le nombre : si 40 jeux français sortent en crowdfunding chaque mois, ça ne sera pas tenable pour eux. Et l’infrastructure nécessaire à ce genre de projets ne s’improvise pas.
Les gros jeux sont morts ?
Bien sûr que non, c’est juste que le contexte économique et les contraintes de production les limitent en termes de vente. Face à un format plus populaire, plus accessible, plus économique et qui a de solides atouts ludiques. J’ai en tête les jeux de plis. Excellents, et pourtant qui se jouent avec 30 cartes ou 12 jetons.
Les gros jeux, les jeux experts dans des grosses boîtes, c’est désormais de la niche de niche. Trop de risques et pas assez de rentabilité. Et les éditeurs sont des entreprises avant tout.
J’ai écrit cet article pour exprimer un mood et des sensations, appuyées par des propos directs d’éditeurs. Cependant je n’ai pas de chiffres officiels pour étayer mes propos et le niveau de cherry-picking est au maximum !