J’avais joué à Sur les Traces de Darwin au festival international du jeu à Cannes en février dernier, et je m’étais tout de suite dit qu’il avait quelque chose de spécial. Qui plus est quand Sorry We Are French est aux commandes. D’une fluidité remarquable et d’une maîtrise éditoriale à couper le vent, Sur les Traces de Darwin fonctionne à merveille. Un jeu de collection de tuiles somme toute assez simple, familial, qui a l’air du gendre idéal à présenter à papa et maman Asdor.
Sorry We Are Good At Designing Games
Des illustrateurs de génie
L’édition de Sur les Traces de Darwin est un cas d’école. Sorry We Are French, le studio dirigé par Emmanuel Beltrando, livre ici un modèle de savoir-faire. En bossant avec l’excellentissime David Sitbon pour les graphismes, en duo avec Maud Briand. Le côté naturaliste des illustrations saute à la tronche en ouvrant la boîte. C’est fin, c’est coloré, c’est fidèle, et c’est dans le thème.
- David Sitbon c’est le couteau suisse de luxe de Sorry We Are French : capable d’illustrer des dinosaures polygonaux, puis de l’artisanat japonais réaliste, puis du space opéra, puis d’inventer une dynastie de Dieux mi-humains mi-animaux pour Gosu X.
- Maud Briand, que je découvre ici, est professionnelle de l’illustration naturaliste : vous pouvez voir son travail sur son site illustrations-nature.
A eux deux, ils ont donc pondu au moins 70-80 illustrations pour le jeu : des mammifères, des oiseaux, des insectes, et des figures de la science de l’époque.
Un travail éditorial parfait
Depuis quelques temps je trouve que Sorry We Are French nous gratifie de ce qui se fait de mieux en termes de travail éditorial : Iki, Gosu X, Galileo…Il n’y a rien à enlever : originalité des univers, maîtrise graphique, ergonomie, iconographie, qualité du matos.
Mais avoir de bonnes illustrations ne suffit pas, et là, je trouve que Sorry We Are French a tiré 140% du potentiel du jeu. Car en plus des illustrations, le matériel est de la meilleure qualité qui soit : les tuiles sont épaisses, les carnets individuels aussi, le plateau central…L’ergonomie est un modèle du genre : règle limpide, plateaux qui indiquent tout. Le jeu est beau, le jeu est doux au toucher, le jeu est parfaitement logique.
Hey dis-donc Jamy, le Condor des Andes là
Cerise sur le bateau, le jeu propose un fascicule qui relate l’épopée de Darwin, ainsi que des détails sur chaque animal présent dans le jeu. Un petit plus qui devrait le faire intégrer les ludothèques, les CDI, les écoles primaires…Ce livret peut aussi compléter le jeu, le lire à des enfants (mais pas que) prolonge l’expérience avec quelques anecdotes intéressantes. Par exemple, celle du condor qui peut voler 175km sans battre des ailes une seule fois.
J’ai sorti la grand voile
Sur les Traces de Darwin propose un gameplay simple, c’est un jeu familial. Vous entrez dans la peau (pas au sens propre) d’un naturaliste (sinon c’est taxidermiste le métier), qui voyage à bord du Beagle, le bateau historique de Charles Darwin, afin de collecter des données scientifiques sur la faune dans le reste du monde. Vous disposez d’un plateau, qui comprend 4 colonnes pour 4 continents de destination, et 4 lignes qui correspondent à quatre grandes familles d’animaux : oiseaux, mammifères, reptiles, arthropodes. En voyageant sur le Beagle, vous allez choisir une tuile en face du bateau, sur le plateau central de 3×3 cases. Une tuile qui représente un animal et un continent, et que vous allez placer sur la case correspondante de votre plateau.
Voilà, vous savez jouez à Sur les Traces de Darwin !
C’est presque vrai. Si vous prenez la première tuile de la ligne en face du Beagle, vous avancez le bateau d’une case. De deux pour la deuxième. De trois pour la troisième.
Voilà, vous savez jouez à Sur les Traces de Darwin !
Je ne vais pas rentrer dans le détail, mais il y a bien sûr des symboles supplémentaires sur les tuiles, et des façons de marquer des points. En complétant des lignes, en complétant des colonnes, en cumulant des symboles, en devenant spécialiste d’un type d’animal (on peut recouvrir des tuiles).
C’est l’un des autres points forts du jeu, la thématisation. Les actions que vous faîtes ont du sens thématiquement :
- embaucher un guide pour avancer ou reculer le Beagle d’une case
- superposer deux tuiles et devenir spécialiste d’un type d’animal en particulier (par exemple les oiseaux d’Océanie) vous fait écrire une théorie et piocher une tuile théorie qui oriente votre stratégie et votre façon de scorer. Exemple : une tuile qui valorise les mammifères, ou le continent Américain.
- quand vous complétez une ligne, vous devenez spécialiste des reptiles (par exemple) : ça marque des points
- quand vous complétez une colonne vous devenez spécialiste d’un continent, l’Afrique par exemple : ça marque des points
Même en cumulant tous ces points de règles, l’explication ou la lecture de ces dernières ne prend pas plus de 5 minutes. Cette fluidité, cette simplicité, se déroule ensuite dans le gameplay. A deux on contrôle plus le déplacement du Beagle pour essayer d’embêter l’autre. A 4 ou 5 le jeu devient chaotique. Attention ce n’est pas parce que le jeu est trop simple qu’il est fluide. Il l’est parce que tout tourne comme une horloge et que le gamedesign est remarquable.
Sur les Traces de Darwin rentre dans la famille des gateway games : ces jeux à mettre dans les mains des personnes qui veulent découvrir les jeux modernes. Il en est l’incarnation parfaite. A deux il se joue en 15mn, à 4 plutôt 30mn. Sa rejouabilité est bonne dans un contexte familial : un jeu très facile à sortir, joué en 20 minutes, et qui plus est parfaitement organisé dans sa boîte.
Le (trop) bon élève
Sur les Traces de Darwin n’est pas assez profond pour intéresser dans la durée les joueurs experts. Mais ce n’est pas un défaut. La cible, ce sont les familles, les joueurs occasionnels, ou les personnes qui aiment les jeux à la cool, qui ne demandent pas de se triturer le cerveau pendant 4h pour faire un move. Sur les Traces de Darwin se joue en douze tours, assez pour élaborer une stratégie, mais sans dépasser la demi-heure de jeu.
Quand moi je le juge avec mon prisme, je me dis qu’il lui manque un petit truc un peu plus spicy, le rendant aussi intéressant pour les gros joueurs. Ce n’est pas le jeu qui est en question mais mes attentes : en fait le jeu est si bon que je rêverai d’une version plus élaborée avec un carré de 16 tuiles et 2500 combos. Ce serait donc un faux procès. Le jeu est excellent pour son coeur de cible. Si mes enfants étaient plus jeunes on aurait joué 50 fois à ce jeu.
Il fait tellement tout bien qu’on peut lui trouver un côté trop bon élève, ce super-fayot qui donne les copies doubles à toute la classe. Darwin est un beau jeu, dans lequel on apprend des choses, avec un livret, il a un côté presque scolaire…Mais ne soyons pas blasés car un jeu excelle dans plusieurs aspects ! Je trouve que Sur les Traces de Darwin performe dans tout ce qu’il propose, c’est pour ça que je parlais de 140% de potentiel exploité. Je serai d’ailleurs curieux de savoir comment est arrivé le jeu chez SWAF et quel travail mécanique et éditorial a été fait dessus.
Pro Evolution Wanderer
Sur les Traces de Darwin rejoint le hall of fame des gateway games. Les Aventuriers du Rail, L’île interdite, 7 Wonders, Kingdomino et d’autres, ce club de jeux qui débarquent dans les foyers pour initier au jeu de société. Ces jeux que l’on conseille les yeux fermés en magasin spécialisé. Son format court, sa limpidité, sa thématique et son gameplay fin vont convaincre de nombreuses familles. Pour passer un cran au-dessus quand on a fini la période Pique-Plume/La Colline au Feux Follets/La chasse aux monstres. Pour jouer entre grands-parents et petits-enfants. Pour un dimanche pluvieux.
Et je n’ai pas parlé du prix, encore. 35€ environ en magasin. C’est incroyable. C’est si peu quand on voit la qualité des livrets, des tuiles et des 27542 illustrations ! Ca fait partie des critères de gateway game : être accessible à plein de familles. Imaginez commencer le j2s à noël 2023, aller en boutique et repartir avec Sur les Traces de Darwin, Akropolis, Splendor Duel et Sea Salt & Paper, par exemple, pour moins de 100€. Une dinguerie.
Bien sûr qu’il est trop light pour des joueurs experts, même si le plaisir de découvrir la mécanique et le matos est présent. Mais on s’en fout, on en a des gros jeux, on en a plein la pile of shame, des Gloomhaven, des Moonrakers et des Awaken Realms à 400 balles !
Pour conclure, je dirai que Sur les Traces de Darwin est un superbe ajout au catalogue de Sorry We Are French, un modèle d’édition et un candidat sérieux pour l’As d’Or de l’année prochaine. Il est au shop dans lequel je travaille depuis quelques jours, et son succès est immédiat dès que les gens posent leurs yeux dessus. En soirée jeux, le jour de la sortie, sur 8 joueurs il y a eu 4 achats immédiats après une partie. Je lui souhaite bon vent, on a besoin de jeux comme lui pour le grand public.
« Les bons jeux modernes ne sont pas les plus longs, les plus complexes, mais ceux qui s’adaptent le mieux aux changements d’une société qui publie 10 jeux par semaine. »
Je déconne je voulais juste détourner une citation de Darwin pour faire classe.
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