C’est un fait : les meilleurs jeux de société de ce Noël ont été en rupture de stock. De Bomb Busters à Château Combo, de Dead Cells à Daybreak, de The Gang à Kutna Hora, c’est le même constat. Une pénurie qui concerne d’habitude le second ou troisième cycle de la vie d’un jeu. Est-ce la multiplicité des sorties (3500 jeux sortent dans le monde chaque année) qui impacte la production ? La frilosité des éditeurs dans un contexte d’économie tendue ? J’ai posé ces questions à trois éditeurs francophones pour en savoir plus.
Ces trois éditeurs sont :
- Auguste Lecoeur, responsable éditorial chez Matagot
- Matthieu Bonin, responsable de la communication chez Catch Up Games
- Manuel Sanchez, directeur du studio Scorpion Masqué
Merci à tous d’avoir pris le temps de me répondre !
Comment calcule-t-on le succès potentiel d’un jeu ?
Si on parle en amont, il y a plusieurs faisceaux d’indicateurs : les précommandes des boutiques, les réactions du public et de la presse en amont de la sortie, la manière dont les partenaires étrangers se positionnent sur le jeu, les retours en festival…Chaque jeu étant dévoilé aux pros plusieurs mois avant sa sortie, cela donne déjà des indices, qui, même s’ils n’ont pas une valeur absolue, aident à évaluer le succès potentiel d’un jeu. Pour un titre issu d’un éditeur étranger et proposé en français, il est courant que le jeu arrive en France après sa sortie dans son marché d’origine, ce qui donne des éléments empiriques sur son succès.
Bien sûr, tous ces indices sont à prendre avec des pincettes : chaque sortie est différente, et soumise à des facteurs sur lesquels l’éditeur a peu de contrôle (le contexte général, le calendrier de sortie des autres éditeurs/ distributeurs, les aléas de la logistique, etc…). Les marchés sont également différents : ce n’est pas parce qu’un jeu est un grand succès dans un certain pays que ce succès se reproduira automatiquement ailleurs.
Il n’y a pas de formule magique ou de calculs savants : ça repose surtout sur une discussion avec notre distributeur pour estimer le potentiel du jeu sur le marché actuel. On tient compte de la force de la proposition ludique du titre en question, bien entendu, mais aussi des tendances actuelles (en termes de mécaniques, de prix, de thèmes…) et des retours observés tout au long du développement du jeu. Ce n’est pas une science exacte, donc certains diront que c’est de l’instinct, d’autres que c’est plutôt une question d’expérience et de connaissance du marché.
Entre un échec et une réussite, l’écart est très élevé. La courbe de vente d’un jeu est exponentielle quand celui-ci fait le buzz. On a quand même quelques indicateurs de réussite potentielle : des playtests avec de bons retours, et surtout les salons. Quand on voit à la Gencon qu’une file d’attente énorme se forme pour Sky Team, on sent que le jeu peut cartonner.
Et ensuite il faut aussi bien estimer son marché, qui répond aussi à des disparités nationales. Un jeu qui cartonne aux USA ça ne veut pas dire qu’il aura un succès automatique en France ou en Allemagne.
Quels sont les risques à surproduire un jeu de société ?
C’est bien simple : c’est le facteur principal de pertes financières. Les frais de stockage sont extrêmement élevés, et avoir un jeu qui ne s’écoule pas et reste dans les entrepôts garantit que l’éditeur, dans le meilleur des cas, verra les bénéfices de ces ventes quasi intégralement rognés par ces coûts de stockage. La plupart du temps, cela rend le titre entièrement déficitaire, une situation qui s’aggrave plus le nombre de copies non écoulées est élevé.
En bref, surproduire est le moyen numéro un pour un éditeur retail de mettre clé sous la porte (pour les éditeurs qui font du financement participatif, on voit d’autres facteurs récurrents), ce qui peut expliquer la prudence des acteurs.
Avant même d’évoquer les risques, il faut déjà prendre en compte la capacité à engager de la trésorerie sur un temps plus ou moins long : entre le moment où on paie l’usine et le moment où on commence à récupérer l’argent investi (et un peu plus, si tout se passe bien…), il faut attendre que le jeu soit fabriqué, puis livré à notre distributeur, et enfin commandé et payé par les boutiques.
Ça veut dire qu’il peut s’écouler plusieurs mois avant de récupérer ses billes…Le risque évident, c’est de ne pas vendre les jeux suffisamment rapidement (ce qui a un coût, en plus d’immobiliser ton argent), voire pas du tout. Tu es alors obligé de vendre à perte, ou pire encore, d’envoyer tes jeux aux pilons… Pour des petites structures comme il y en a encore beaucoup dans le milieu, il y a un vrai risque de mettre la clé sous la porte si on s’emballe trop sur un ou deux jeux qui ne se vendent finalement pas autant qu’espéré.
Le risque est clairement de devoir mettre la clé sous la porte. Alors normalement on ne mise pas l’avenir d’une entreprise sur un seul jeu. Mais pour un petit éditeur, 2 ou 3 jeux qui se vendent mal successivement, ça peut avoir des conséquences catastrophiques. Après tout dépend des frais engendrés : certains jeux sont fabriqués en interne en 3 mois avec le graphiste maison. Pour d’autres jeux ce sont plusieurs années de développement, avec des auteurs, des graphistes, des traducteurs. Tout cela engendre de gros frais.
La surproduction amène aussi la question de la propriété du stock. Un distributeur qui nous achète disons 20000 jeux, devra les stocker. C’est un risque, car le stock est à grande échelle une énorme problématique. Les frais de stockage peuvent devenir monstrueux, au point où un jeu coûte moins cher à être détruit !
Quelles sont les contraintes qui font que le jeu de l’année d’un éditeur soit en rupture à Noël ?
Il peut y en avoir beaucoup :
- l’éditeur/ distributeur a sous-évalué le succès de son jeu
- des problèmes de livraison ont fait qu’une partie du print n’a pas pu être livrée à temps…
Si on parle de Matagot par exemple, l’ampleur du succès de certains titres récents, (ex : Gangs of Kyoto) a surpassé nos estimations. De manière générale, on remarque que l’année 2024 a été difficile pour le secteur, et seul le succès flamboyant de certains TCG a permis de masquer un peu ce constat.
Cela a pu pousser certains éditeurs à se montrer très prudents, d’autant plus qu’il devient de plus en plus difficile pour des titres de s’imposer durablement. Un titre qui voit son premier print écoulé rapidement ne garantit en rien que le reprint, lui connaîtra le même succès, d’autant plus si un laps de temps conséquent sépare ce réassort de la première vague.
La première cause, c’est un succès inattendu, ce qui reste une bonne nouvelle pour nous, même s’il y a toujours de la frustration quand on voit que tout le monde n’a pas pu se procurer le jeu. Il y a un équilibre délicat à trouver pour que le jeu reste dispo en continu entre les tirages, sans non plus prendre trop de risques financiers.
La production en Asie, encore incontournable pour certains jeux (mais pas tous, heureusement), est de toute évidence un facteur aggravant, puisqu’il faut faire avec un temps de transport incompressible de presque deux mois, en plus de la production du jeu. Ça implique de beaucoup anticiper, ce qui compliqué à faire avant même que le jeu ne soit sorti en boutiques. C’est d’ailleurs pour ça qu’on constate souvent une rupture juste après la sortie d’un jeu à succès, et moins fréquemment sur le reste de sa vie.
Pour Dead Cells il y a plusieurs raisons. Déjà, le jeu est très cher à fabriquer, et très cher à transporter. Là où nous pouvons mettre des milliers d’extensions pour Skyteam sur une palette, pour Dead Cells, ce sont quelques dizaines de jeux ! Il y a aussi un délai entre la commande et la fabrciation. Pour Dead Cells, il a fallu attendre plus de 6 mois après avoir appuyé sur le bouton print. La prudence vient aussi du ralentissement des ventes sur les jeux experts.
Son reprint a aussi été retardé par des corrections : nous avons pris en compte les demandes du public, et revu quelques bugs ou corrections à apporter. Ensuite, selon l’usine avec qui tu travailles, elles sont très pointilleuses sur la pré-production. Le process est re-vérifié de A à Z, ce qui prend des semaines.
Il faut comprendre aussi qu’un jeu qui se retrouve en rupture alors qu’il est en plein potentiel de vente, c’est un crève-coeur pour nous, et un gouffre financier ! Rien ne nous assure que la hype sera encore là x mois plus tard avec l’arrivée du reprint.
Quelles sont les quantités moyennes de boîtes produites au premier print ?
Il n’y a pas de réponse universelle, car tout dépend du calibre du jeu, et des espoirs commerciaux qu’on en tient. Par exemple, ce n’est pas un secret que les boutiques spécialisées ont de plus en plus de difficultés à écouler des jeux d’un certain calibre (ex : 40 euros et plus), pour un ensemble de facteurs (concurrence accrue, réserve de consommateurs limitée, lutte de prix sur internet, tendance à la baisse du secteur).
Pour des jeux de ce calibre, les volumes peuvent aller de 1000 à 3/4000 maximum pour un premier print, et la tendance est nettement plus sur des chiffres à la baisse. Pour des petits jeux de cartes et autres calibres légers, les volumes sont nettement plus conséquents, même si cela varie grandement entre les éditeurs/ distributeurs. Un jeu axé grandes surfaces pourra dépasser facilement la dizaine de milliers d’unités produites au premier print, bien qu’il n’y ait une fois encore pas de règle absolue.
Si tu m’avais demandé il y a 2 ans, je t’aurais dit 5000 ou 6000. C’est ce qu’on faisait sur nos jeux avant Château Combo, à quelques exceptions près. À titre de comparaison, pour Château Combo on avait prévu 16 000 exemplaires pour la sortie du jeu, en septembre dernier, et autant pour la période de Noël… Donc même si ça n’a pas suffi, on a du mal à se dire qu’on a été trop prudents ! Et je ne parle même pas de Flip 7, où les chiffres sont sans aucune mesure, bien aidés par l’engouement des boutiques spécialisées comme des grandes enseignes.
As-tu des exemples d’erreurs ou de choses que tu referais différemment en tant qu’éditeur ?
Comme je le disais, ce n’est pas une science exacte et on s’est trompés plusieurs fois, dans un sens comme dans l’autre. On peut citer Orichalque, auquel on croyait énormément et qui a finalement eu du mal à s’imposer. Sans être un échec commercial, il n’a pas réussi à se démarquer, et a sans doute pâti d’être sorti à un moment où les gens commençaient à se tourner vers des jeux un peu moins chers. On va bientôt avoir écoulé le premier tirage, 2 ans et demi après la sortie du jeu…
À l’inverse, on n’a pas du tout senti venir le succès fulgurant de Courtisans l’an dernier, peut-être parce qu’il souffrait à nos yeux de la comparaison avec Faraway, notre sortie précédente. Le jeu a été en rupture chez notre distributeur avant même sa sortie en boutiques, et on a dû attendre 5 mois avant le réassort ! Heureusement, les gens ne l’avaient pas oublié entre temps !
Quels sont les impacts de ces ruptures de stock pour les boutiques ?
Là c’est moi, Fred Domain, auteur de cet article qui parle ! Je peux évoquer la mienne de boutique : ce Noël a été moins bon que celui de l’année dernière, en grande partie à cause de ces jeux incroyables qui ont brillé par leur absence. J’ai passé Noël sans The Gang (limitation à 12 boîtes par boutique), sans Château Combo (rupture), sans Daybreak (6 exemplaires max en commande), sans Bomb Busters (limitation du distributeur aussi). Plus de Luz non plus, pas de Dead Cells même si j’en avais pris pas mal au premier print. Si je cumule ça avec l’absence de produits Pokémon (qui est un autre énorme sujet en soi), ça devient compliqué de performer.
On a vendu d’autres jeux bien sûr, et notre année est excellente. Mais c’est dommage de ne pas pouvoir travailler avec le plein potentiel, quand au moins 3 ou 4 énormes bangers commerciaux manquent à l’appel lors de la période la plus importante de l’année. Même si je pense qu’on vendra du Bomb Busters en 2025, ce sera sans commune mesure avec ce qu’on aurait pu vendre depuis 3 mois, avec la moitié de la presse et des influenceurs qui en parlaient.
Merci à Auguste, Matthieu et Manuel d’avoir apporté ces éclaircissements sur les contraintes qui pèsent sur les éditeurs, et qui expliquent ces ruptures de stock récurrentes. Dans un secteur écrasé par des milliers de sorties chaque année, il devient de plus en plus compliqué de saisir les fenêtres d’opportunité.