Au récent salon d‘Essen, Free League Publishing proposait sur son stand le nouveau Pirate Borg, troisième gros volume d’une série entamée avec Mörk Borg. Cette série de jeux n’est pas traduite en français mais connaît un immense succès populaire. Portrait de famille de ces jeux qui réveillent le rédacteur amateur qui sommeille en chaque joueur.
Mörk Borg
Je ne suis pas un fan de Death metal. Je sais tout au plus que pour faire un bon titre ou un bon nom de groupe, il faut une référence médicale et une référence religieuse. Du genre: Trumpets of Trepanation ou Blasphemous Colonoscopy. A priori, je n’étais donc pas attiré par Mörk borg (« Le château sombre ») et son esthétique outrancière. Mais, convaincu par les critiques et son succès populaire, j’y ai jeté un coup d’œil.
Et je comprends l’engouement autour de ce jeu. Avant tout, il propose une expérience plus que ludique: picturale, littéraire. Ces trois facettes sont étroitement imbriquées dans le manuel de jeu. Des tables aléatoires qui sont des illustrations pleine page, un texte sacré qui, à travers ses chapitres et versets, sert de générateur de fin du monde. Vous ne trouverez pas un simple diadème mais la couronne noire du roi estropié. Chaque classe de personnage est un exercice de style à elle toute seule.
On a le choix d’y jouer de manière maximaliste, en suivant avec horreur cette horloge cosmique qui décompte les années voire les jours vers l’apocalypse, dans un monde cerné par une mer infinie.
Le système de jeu est minimaliste: un dé à 20 faces, des modificateurs de caractéristique et un degré de difficulté à battre, pour laisser le temps à des aventures qui passeront comme un growl furieux, dans un frisson old school de rage qui défile comme un tome de Berserk (le manga de Kentaro Miura). Les adversaires ne sont définis que par quelques valeurs, le plus important étant leur place dans le récit.
Mais est-ce jouable plus loin que le one-shot référentiel? Comme toujours dans ces créations qui se livrent à leurs joueurs : à vous d’en triturer les boyaux pour qu’il tourne à votre goût, ou pour insérer son décor dans une chronique qui prend un sale détour.
Est-ce plus qu’un délire de création ? Visiblement oui puisqu’il inspire beaucoup et réveille une forme d’innovation punk-rock qui secoue le jeu de rôle. Rien qu’en exécutant une recherche avec le mot-clef borg sur Kickstarter, on réalise l’activité autour du jeu. Des tas de modules basés sur la licence ouverte y sont proposés, qui démontrent à quel point les communautés de fanzines ont gagné en expertise.
Mörk Borg
- Textes et conception: Pelle Nilsson
- Création graphique: Johan Nohr
Cy_borg
Voici venu Cy_borg, le pendant cyberpunk de Mörk borg. Dans un genre que je considérais parfois comme dépassé au moment même d’être écrit (jusqu’à lire Cyberpunk’s not dead), Cy_borg, comme son cousin médiéval-fantastique, sort des ornières et stimule la thématique de l’homme devenant machine, ou autre… Ce qui me gêne dans le cyberpunk, c’est souvent que le présent fait irruption dans le futur et pas le contraire.
Répondant aux codes du genre, le jeu assume donc une transposition assez adulte des angoisses contemporaines (climat, capitalisme, pollution), comme si toutes les erreurs possibles avaient été commises, mais se concentre sur le punk. Ce qui donne une altération plus radicale que Cyberpunk, pour ne citer que ce jeu-là, par le biais d’une écriture qui ne se satisfait pas des fondamentaux du genre en recyclant simplement les piliers de ces univers.
Plutôt que Deus ex machina (le jeu vidéo), on a du Tetsuo, l’Homme de Fer (le film). C’est Kaneda qui a rejoint la horde de La Nuit de Philippe Druillet, dans une ville où la corruption des âmes va de pair avec celle des choses.
Cy, la cité de Cy_borg, a été le lieu d’une catastrophe qui pourrait être celle d’Akira mais dont le Ground zero rappelle surtout le Pique-nique au bord du chemin des frères Strougatski (une nouvelle adaptée dans bien des formats de média sous le nom Stalker).
Les idées dans ce jeu de rôle ont été semées et assemblées pour créer de l’espace entre les lignes, afin que chaque anecdote ou chaque option de personnage soit l’inspiration d’histoires secondaires. A vous d’investir cet espace.
Mörk Bork, par son format et son esthétique, a créé une communauté très active, en ligne ou via les financements participatifs. J’espère qu’il en sera de même pour celui-ci, parce qu’il correspond plus à mes goûts en matière d’imaginaire. Voici des jeux qui bousculent le canevas habituel de la construction de mondes et l’idée qu’on peut se faire de la permanence d’un personnage (sans se limiter à sa simple mort). Ils libèrent les joueurs et meneuses de jeu mais la difficulté est d’aller plus loin que la simple pose.
Ce jeu est certainement le plus adulte des trois et, au contraire de Mörk Borg, ne s’épanouira que dans une campagne qui suit par exemple les fondamentaux de l’excellent série Cyberpunk: edgerunners.
Cy_borg
- Textes: Christian Sahlen
- Création graphique: Johan Nohr
Un aparté sur Cyberpunk : Edgerunners
Voici une inspiration parfaite pour Cy_borg, que j’ai abordée sans attente particulière car j’étais plutôt attiré par le fait que ce soit le studio Trigger qui s’en charge. Je les connaissais d’abord via la série Little witch academia, délicieuse série d’école de magie, pleine de second degré et de féérie, idéale à regarder en famille. Puis à travers deux des courts-métrages de l’excellente anthologie Star Wars: Visions.
La série est créditée comme inspirée du monde de Mike Pondsmith. Sans vouloir faire d’attaque ad hominem, il faut avouer que tout dans l’univers du jeu Cyberpunk est directement décalqué des romans maîtres que sont Neuromancien de William Gibson ou Câblé de Walter Jon Williams, jusqu’aux noms (Night city, les Orbitaux) ou certaines situations (duel entre corpos, frappes orbitales). Au temps pour l’éthique…
Mais la série se démarque absolument du jeu grâce à une intrigue et une animation viscérales (au propre comme au figuré), ce qui la réserve à un public mature. Les « runs » (missions des « edgerunners ») violents s’enchaînent en une spirale destructrice qui broie peu à peu les personnages. Leur corps d’une part, remplacé, amélioré dans une folie baroque dont l’esthétique rappelle parfois les mangas Gantz ou Gunnm. Leur esprit enfin, mis à mal par un monde où l’apparence et le statut sont rois, mais précipité au bord du gouffre au fur et à mesure de leurs transformations.
La montée en puissance inéluctable et la démesure m’ont aussi fait penser à Devilman Crybaby, un autre anime disponible sur Netflix et à ne pas mettre devant tous les regards. Ils ont en commun d’injecter la monstruosité de leur univers dans des personnages qui sont emportés par le flot grossissant.
Du cyberpunk, il porte à son paroxysme le thème de la perte des repères humains, dans un torrent chamarré et une bande-son extrêmement riche.
Pirate borg
Ce volume partage le même format que ses deux prédécesseurs, toujours sous le patronage de Fria Ligan mais porté par un nouvel auteur. Consacré à la piraterie sous l’angle « Borg », il se soucie autant de réalisme que Pirates des caraïbes. Cependant, certains thèmes historiques s’y fraient un chemin. On y retrouve Anglais, Français et Espagnols, pris entre tensions religieuses ou colonialistes même si ce n’est pas le moteur de l’histoire.
L’ancrage dans notre réalité s’arrête là, pour laisser s’entrechoquer vaudou, grands anciens lovecraftiens et une mystérieuse substance hallucinogène nommée Cendre (« Ash »). Afin de ne pas déroger à la ligne éditoriale de la gamme, Pirate Borg propose une ligne du temps, décomposée en six intrigues parallèles mais géographiquement et thématiquement différentes, qui s’acheminent vers l’Apocalypse.
Pour reprendre la référence à Berserk, l’ambiance se rapproche de la partie la plus récente du récit, où Guts et ses compagnons voyagent à travers mers, affrontant magie noire et créatures grotesques. On retrouve dans Pirate Borg l’imagerie propre à la série, quoique plus sage. Les créatures et les classes de personnage sont bien plus familières. Papier et couleurs renvoient aux vieux livres d’aventures, loin des expérimentations sur papier glacé et autres fluorescences.
C’est son défaut comme sa qualité. Le jeu y gagne en accessibilité ce qu’il y perd en folie. Plus un système assez développé de combat naval qui servira très bien sur la mer infinie de Mörk Borg. Le module de scénarios est beaucoup plus riche que chez son aîné, constitué de différents décors détaillés au point de constituer une petite campagne ouverte. Notons que, vu sa proximité avec l’époque médiévale, Pirate Borg est considéré comme compatible avec Mörk Borg.
Pirate borg
- Textes et création graphique : Luke Stratton
L’univers de Mörk Borg et de ses déclinaisons se distingue par une forte intrication du texte et du graphisme, ce qui demande sans doute trop de travail pour d’éventuelles localisations. La communauté se construit donc en anglais. Mais l’effort en vaut la chandelle, ne serait-ce que pour la découverte de l’objet lui-même, ses couleurs criardes, ses visuels insensés et son dynamisme créatif.