Développer un jeu de rôle dans l’univers d’Alien était forcément une arme à double tranchant. D’un côté un matériau fort, riche de la vision d’un artiste et de plusieurs réalisateurs de talent, de l’autre une menace unique dont le secret, donc la source de la peur, est éventé.
Les développeurs du jeu ont tablé sur un univers plus vaste, qui se déployait d’ailleurs au fur et à mesure des films, passant du confinement d’un cargo du film original à l’intrigue corporatiste des préquelles. Parfois, il faut composer avec un monde très américano-centré, héritier de stéréotypes des années 80. L’UPP, Union of Progressive Peoples, comprend la Russie… et ces gauchistes d’Allemands et Espagnols. Technologiquement aussi, on joue avec un pot-pourri de notions SF s’étendant d’Alien (1979) à Covenant, dans lesquelles il faut parfois mettre de l’ordre pour donner du cachet sans être ringard.
Mais il ne fallait pas non plus perdre l’essence des films: des vies qui ne tiennent qu’à un fil, face à un fléau mortel. Et pour refléter la pression constante exercée sur les protagonistes de la saga Alien, ils ont ajouté un mécanisme de stress, qui permet aux personnages de se dépasser, parfois jusqu’à craquer sous la tension accumulée, avec des conséquences dramatiques.
Que l’on souhaite subir l’horreur claustrophobe des vaisseaux à la dérive ou ployer sous le joug d’un complexe militaro-industriel qui s’étend à travers l’espace, Alien propose donc deux modes de jeu :
- en campagne, avec des personnages qui essaient de survivre au long cours, comme dans la campagne La guerre de la frontière (du supplément Marines coloniaux)
- en mode cinématique, c’est-à-dire des scénarios avec des personnages prédéfinis, au destin si incertain que cela permet des intrigues plus jusqu’au-boutistes.
Le tout dans un livre de règles sombre aux illustrations qui évoquent le fin fond d’une grotte sur un astéroïde perdu ou la moiteur d’une salle des machines.
Alien : le kit de démarrage
Comme pour d’autres jeux de sa gamme rôliste, Free League Publishing a créé un kit de démarrage qui n’est pas qu’une version allégée du jeu. Outre le livret des règles essentielles, parfait à prêter aux joueurs pour comprendre le système et mieux appréhender la création des personnages, on trouve du matériel qui permet de s’immerger plus vite dans l’univers :
- des plans
- une carte de l’espace connu
- des marqueurs pour matérialiser la position et le déplacement des personnages
- des cartes résumant certains objets
- et surtout un gros scénario avec des personnages prêts à jouer.
Le chariot des dieux est un scénario cinématique, conçu pour faire connaissance avec Alien en utilisant ses éléments les plus familiers tout en gardant un soupçon de surprise. Il ne fonctionnera à son plein potentiel qu’en exploitant les objectifs personnels (et bien souvent létaux) attribués aux personnages. Le chariot des dieux inaugure une série de scénarios indépendants mais liés par un gros fil rouge, qui se poursuit avec Le destructeur des mondes et Au coeur des ténèbres* et trouve des échos dans La guerre de la frontière (la campagne élaborée dans Marine coloniaux).
* Heart of darkness, en hommage au roman de Joseph Conrad, source d’Apocalypse now.
Le destructeur des mondes
La difficulté du jeu est de garder la saveur et les frissons de l’œuvre mais de surprendre les joueurs, de ne pas en faire un simple survival où l’inévitable xénomorphe vous surprend dans un couloir sombre. Les scénarios proposés jusqu’à présent participent tous à la même méta-intrigue, la souche 26 Draconis, vue sous différents angles, mêlant corporations, guerre, folie scientifique, sense of wonder… C’est-à-dire tous les ingrédients constitutifs de la saga. Les monstres y personnifient des enjeux qui touchent à l’humanité même.
Mais Le destructeur des mondes est redoutablement bien écrit. C’est un travail professionnel qui montre à quel point le jeu de rôle a évolué à l’aune d’autres médias comme les séries ou le cinéma. Au cours des trois actes, il y a une montée en puissance (ou une descente du point de vue des PJ…) contrôlée, avec un fil conducteur qui pourrait être linéaire, si ce n’était la multitude de situations annexes, rencontres, obstacles, personnages qui enrichissent l’histoire. Tellement que cela demandera une Mère** avec de la bouteille pour gérer tant d’information mais ne peut que mener à des séquences d’anthologie.
Avec un peu d’effort, il est possible d’en faire une entrée en matière pour une escouade de Marines qui voudraient se lancer dans La guerre de la frontière.
** Mother, la meneuse de jeu, référence à l’ordinateur du Nostromo.
Marines coloniaux
Parfait pour ceux qui ont préféré Aliens à Alien, ce supplément décrit en détail l’histoire future de l’humanité sous un angle totalement militariste, un avenir pas très glorieux fait de luttes d’influence et de conflits pour les ressources et le pouvoir. Il aborde ensuite l’organisation des différentes forces armées et vous guide dans la création en équipe de votre escouade de choc, avec de nouvelles options spécifiques aux marines ou du nouveau matériel.
Ce gros supplément approfondit l’option militaire du jeu déjà entamée avec le scénario one-shot Le Destructeur des mondes, mais même si, comme moi, vous attendez que la gamme s’intéresse à des intrigues d’exploration spatiale ou à la recherche des mystérieux Ingénieurs, il faut avouer qu’ils ont eu le talent d’élaborer une grosse campagne qui joue de manière particulièrement intelligente avec les codes limités de la menace xénomorphe.
Comment surprendre vos joueurs quand l’ennemi probable n’est sans doute qu’un Alien ou un autre soldat? Vous le découvrirez dans cet ensemble de scénarios qui peuvent être insérés dans une campagne en cours, en les doublant d’une méta-intrigue dont les indices parsèment les opérations musclées auxquelles vous prendrez part. Graphiquement, bien que l’iconographie soit moins abondante que dans le livre de base, on reste dans du haut de gamme, tout en nuances de ténèbres.
Gear up, soldier !
Au coeur des ténèbres
Au même format que Le Destructeur des mondes, voici Au coeur des ténèbres. Il s’agit à nouveau d’une aventure fermée, avec des personnages prédéfinis dont les intérêts quant à la mission sont très spécifiques et détaillés. Il faut considérer les trois scénarios comme trois facettes du même récit, interconnectées à travers le temps et l’espace. Ce qui fait que si des joueurs jouent les différents scénarios, ils devront faire un petit effort d’omission pour ne pas exploiter certaines informations d’une aventure à l’autre.
L’ambiance est plus horrifique que dans le volet précédent. Alors que le deuxième scénario mettait sous pression une bande de soldats dans des situations d’action, Au coeur des ténèbres met en scène une équipe de spécialistes scientifiques dépêchés par la machiavélique société Weyland-Yutani. Ils devront enquêter sur des traces de vie extraterrestre dans un cadre qui rappelle fortement la langueur gothique du film Le trou noir, avec un enjeu presque aussi vertigineux. Voire le plus récent Event horizon.
En concluant l’arc narratif de la souche 26 Draconis qui avait lancé la gamme, Au coeur des ténèbres annonce le gros supplément sur les pionniers : Building better worlds, comme le faisait Le Destructeur des mondes pour Marines coloniaux.
Il sort tout prochainement en français.
Building better worlds
Prévu pour la fin de l’année en anglais, ce gros supplément Building Better Worlds, dont le titre est le slogan de Weyland-Yutani, sera aux explorateurs et colons de l’espace ce que Marines coloniaux était aux soldats : beaucoup de contexte, des options pour les personnages, du matériel et des scénarios d’exploration, avec un fil rouge. Mais on y reviendra certainement en détail.
Je ne vous mentirai pas sur vos chances de survie mais… vous avez ma sympathie
Alien est une gamme très cohérente, qui est arrivée à déjouer le piège restrictif du monstre emblématique, à travers des scénarios efficaces, très cinématographiques mais riches en histoires secondaires, présentés pour satisfaire des joueurs expérimentés comme des débutants qui voudraient passer à la vitesse supérieure. Reste à voir si la gamme pourra s’émanciper de la bête pour explorer d’autres pans de sa mythologie.
Finalement, le xénomorphe n’est que le pâle reflet du vrai monstre. Il n’est qu’un animal tandis que la corporation n’hésite pas à consciemment aliéner corps et esprits de ses employés.
Avec Blade runner (qu’on passera en revue bientôt), Free League propose donc deux grands jeux de science-fiction. De la science-fiction très organique qui va au plus près du corps. Le corps horrible et corrompu, dans Alien, ou le corps sublime en quête d’âme, dans Blade runner. Des approches parfois négligées par un genre dont la gloire s’écrit à coups de batailles spatiales et de sagas générationnelles plutôt qu’à l’aune de l’individu.
Alien, le jeu de rôle est publié en anglais par Free League Publishing et en français par Arkhane Asylum. Retrouvez la critique de Tales from the Loop chez le même éditeur.