Alors que l’effet thérapeutique du jeu de rôle est plutôt bien établi dans la littérature, les preuves concernant Donjons et Dragons (qui fête pourtant ses 50 ans cette année !) sont moins claires. Cependant les nombreuses anecdotes -dont cas cliniques- et la littérature émergente semblent prometteuses.
L’impact de Donjons & Dragons
Une étude qualitative vient d’ailleurs d’être publiée sur l’impact de D&D sur la santé mentale de joueurs aguerris, permettant d’identifier cinq thèmes à partir d’entretiens et de la littérature existante :
1. L’évasion
Le jeu permet de s’affranchir des contraintes sociales et offre un sentiment de contrôle, y compris à des périodes où celui-ci nous échappe dans la vie en dehors du jeu. Cette influence positive est étroitement liée aux possibilités infinies qu’offre D&D, les joueurs étant notamment encouragés à explorer des identités éloignées de la leur. Il faut par contre noter que cet effet devient négatif s’il est utilisé comme un moyen de fuir et négliger les problèmes de la vraie vie.
2. L’exploration de soi
Les joueurs sont plus à l’aise pour explorer des questions les concernant et tester leurs propres compétences dans un espace séparé du monde réel, utilisant leur personnage comme un tampon pour les aider à surmonter des émotions difficiles tout en prenant de la distance. En associant ainsi leurs problèmes à un personnage il n’y a pas de conséquences réelles pour le joueur.
Là aussi il faut quand même faire attention, notamment parce qu’on ne peut pas prédire la réaction des autres joueurs : une réaction négative de leur part peut provoquer un sentiment de honte. Aussi, si un joueur intègre à la partie des émotions intenses sans le consentement des autres, elles peuvent avoir un effet de trigger.
Il est donc indispensable, en particulier dans un cadre thérapeutique, que le MJ crée un environnement safe dans lequel les joueurs peuvent exprimer librement leurs triggers et se sentent à l’aise et respectés durant la partie. La session zéro peut servir à ça.
3. L’expression créative
L’expression créative : En participant activement à la création et au développement de leur personnage, les joueurs exercent leur potentiel créatif tout en vivant l’expérience d’un sentiment profond d’immersion. Le MJ là aussi a un rôle crucial puisqu’il est le chef d’orchestre de cette expérience créative collective, contribuant au bien-être de tous les joueurs.
4. L’appui social / safe space
Les liens développés entre les joueurs pendant les parties de D&D contribuent à la création d’un safe space dans lequel ils peuvent se confier les uns aux autres. Les amitiés qui ont émergé grâce à D&D offrent un mélange de collaboration créative et d’intérêts communs, créant du soutien à la fois pendant le jeu et en dehors. Ça va dans le sens de la littérature existante, qui suggère que le jeu de rôle peut aider les participants à améliorer leurs compétences sociales.
5. La routine
La routine : Les parties se déroulant régulièrement (potentiellement une fois par semaine) peuvent offrir de la stabilité, qui peut mener à un sentiment d’autonomie.
Je pense qu’une belle illustration des thèmes de l’évasion et de l’appui social offerts par D&D est la hausse de 33% des ventes du jeu en 2020, à une période où l’isolement et l’incertitude régnait.
Cette étude n’est pas la première publiée en 2024 ; une petite étude quantitative (petit échantillon, courte période, mono-bras donc sans groupe contrôle etc., mais pas inintéressante) sortie plus tôt cette année a trouvé des réductions significatives des symptômes de dépression, d’anxiété et de stress, ainsi qu’une augmentation significative de l’estime de soi et de l’efficacité personnelle chez des joueurs dans la population générale (c’est-à-dire pas dans un cadre clinique).
Et comme on dit jamais deux sans trois, une autre étude est en cours à l’université de Lausanne et je ne serais pas étonnée que les résultats sortent cette année.
Les bonnes conditions pour que ça fonctionne
Des études précédentes ont noté que le jeu de rôle pouvait mettre certains participants mal à l’aise, et que pour que ce type d’approche fonctionne, les joueurs devaient être capable de faire confiance, travailler en groupe et avoir une bonne relation avec le MJ, puisque c’est lui qui facilite le jeu et les rapports entre les joueurs. Croire en l’efficacité du jeu de rôle comme approche thérapeutique est également cruciale pour permettre de développer les compétences et la participation.
Il faut noter aussi que certaines cultures sont mal à l’aise avec l’idée de jouer un rôle et, chose que j’ai trouvée vraiment intéressante, les traits culturels d’individualisme prédiraient plus l’engagement (ou le manque d’engagement) dans le jeu en groupe que la personnalité.
L’équipe de Merrick, quant à elle, reprend le concept de l’état de flow défini par Csikszentmihalyi comme l’état mental atteint par une personne lorsqu’elle est complètement plongée dans une activité et qu’elle se trouve dans un état maximal de concentration, de plein engagement et de satisfaction dans son accomplissement.
Le flow
Fondamentalement, le flow se caractérise par l’absorption totale d’une personne par son occupation. Pour faire simple, on est alors “dans la zone”. Les joueurs de D&D pourraient atteindre cet état de flow en jouant leur personnage en autonomie totale et avec une participation active. Mais si une partie propose un défi trop compliqué, les joueurs risquent de devenir anxieux.
À l’inverse, si le défi est trop facile les joueurs risquent de s’ennuyer. Il faut donc que le niveau du défi corresponde au niveau de compétences du joueur pour atteindre l’état de flow. On serait alors dans une « expérience optimale » qui, si elle devient régulière, pourrait améliorer la qualité de vie et le bien-être.
Alors, D&D comme outil thérapeutique ?
Oui complètement, d’ailleurs c’est déjà le cas. Beaucoup de psychologues cliniciens et d’associations dans le monde utilisent déjà D&D pour aider les personnes ayant des troubles de la santé mentale (attention, il s’agit bien d’une approche thérapeutique additionnelle qui ne remplace pas la prise d’un traitement s’il est conseillé).
Il existe même un livre, The Game to Grow Method, dans lequel les auteurs utilisent D&D comme méthode d’intervention de groupe. Il y a donc un intérêt grandissant des psychologues pour travailler avec un outil tel que D&D.
D&D n’a pas toujours été associé à une bonne santé mentale
Si aujourd’hui on n’a plus trop de doutes concernant les bienfaits de D&D pour la santé mentale, le jeu était au contraire diabolisé à ses débuts. Pendant des années il a même été associé à tort à la dépression et aux suicides d’adolescents, créant une panique générale dans les médias.
L’événement catalyseur a été la disparition tragique du jeune James Dallas Egbert III en 1979. Quand le détective privé chargé de sa recherche, William Dear, a découvert que le jeune jouait à D&D dans les tunnels souterrains de l’université il a fait de cette information la piste centrale de son enquête pour en arriver à la conclusion que sa disparition était due à une partie qui a mal tournée, le rendant alors fou et incapable de discerner la réalité de la fiction, le poussant à se lancer dans une quête délirante.
La réalité est que le jeune avait disparu dans ces tunnels avec l’intention de se suicider, non pas à cause d’une partie de D&D, mais à cause de sa consommation de drogues et sa dépression. Ce n’est pas ce que l’opinion publique retiendra, puisque les médias ont eu vent des idées de Dear, représentant ainsi D&D comme un corrupteur de la jeunesse et même pire. Dear a même sorti un livre de cette enquête : The Dungeon Master: The Disappearance of James Dallas Egbert III.
Capitalisant sur la peur créée par l’affaire Egbert, Rona Jaffe a sorti un roman, Mazes and Monsters, inspiré de la version fantasmée de Dear. Le livre a même été adapté en film, Les monstres du labyrinthe, avec Tom Hanks.
La présence de démons et autres créatures d’origine biblique a en particulier créé une peur démesurée, notamment parmi certains groupes religieux qui commençaient à croire que les créatures dans le jeu étaient des “conduits” pour les créatures réelles ! Certains pensaient même que le jeu contenait de véritables sorts : en 1982, une famille (les Pulling) a créé un groupe appelé Bothered About Dungeons and Dragons (BADD), après le suicide de leur fils. Ils s’étaient persuadés que leur fils avait reçu un sort mortel en jouant à D&D à l’école le jour où il est décédé.
À cause de ces idées reçues, la seconde édition de D&D ne contenait plus de démons et proposait plus d’actes héroïques.
Les démons sont revenus depuis, et le succès du jeu ne cesse de s’accroître, y compris parmi les professionnels de la santé mentale qui ont heureusement su voir au-delà dans ce jeu un véritable outil thérapeutique.