Dans Alibis, vous allez imaginer une scène de crime, interroger les suspects, participer à un procès et même le couvrir en tant que journaliste. Alibis est donc un jeu narratif, dans lequel les joueurs et joueuses vont co-créer une histoire. Et c’est un des meilleurs jeux de ce genre, je vais vous en apporter la preuve. Voici ma critique et mon avis sur Alibis !
Les jeux narratifs c’est un peu mon péché mignon. Rôliste depuis (trop) longtemps, j’aime leur côté accessible et immédiat, et le pont qu’ils font entre les jeux de société et les jeux de rôle. J’ai d’ailleurs interviewé Sébastien Célerin et lui ai donné un carnet de board pour qu’il parle de For The Story. J’attendais avec impatience cet Alibis, entrevu à Vichy puis à Cannes, car il change le format de boîte et le matériel de cette gamme.
For The Story XL
En ouvrant la boîte je découvre donc un matériel plus fourni : des cartes de différentes tailles, des jetons, des fiches grand format de lieux. Pas énormément de choses non plus, mais un format un peu plus costaud.
Au niveau des illustrations, ça reste propre et bien lisible. L’iconographie est fonctionnelle, et les règles du jeu sont bien écrites. Il suffit de les lire au fur et à mesure du déroulement de la partie. La boîte contient suffisamment de feuilles pour jouer 10 parties, mais vous pouvez en télécharger de nouvelles sur le site de l’éditeur si besoin.
Comment on joue à Alibis ?
Alibis se déroule en trois phases + un épilogue :
En piochant un lieu, l’arme du crime, une victime, des suspects et des indices, les joueurs vont créer une scène de crime.
- Lieu : Un joueur va choisir le lieu (une grande fiche d’illustration, il en existe 8 dans le jeu) et en donner les détails.
- Arme du crime : Quelle est l’arme du crime ? Un joueur en pioche une au hasard et va la décrire aussi.
- Victime : Qui est la victime ? Un joueur pioche une carte protagonistes et va le ou la décrire : nom, profession, hobbies…
- Suspects : Chaque joueur va piocher lui aussi un protagoniste, le décrire de la même façon, en ajoutant aussi ses liens avec la victime…
- Indices : 3 indices sont piochés et seront des objets retrouvés sur la scène de crime. Ils doivent être décrits et insérés dans l’histoire
Voilà, la scène de crime est complète, il est temps maintenant d’interroger les suspects
Dans cette phase, chaque joueur sera tour à tour suspect et enquêteur. Pour ça, chaque joueur piochera des cartes interrogatoire et en posera une devant le suspect qu’il souhaite interroger. Chaque joueur joue ainsi un protagoniste, et répond en tant que suspect, mais il sera aussi enquêteur pour les autres suspects.
Après l’interrogatoire, chaque joueur peut mettre face cachée entre 0 et 2 jetons sur lesquels figurent des valeurs de -2 à + 2. Ce qui se traduit par « est-ce que le suspect a de bons alibis ? »
On effectue 2 tours de questions, et ensuite les enquêteurs définissent ensemble un coupable ! Parfait, il est l’heure maintenant du procès…
Cette troisième phase sera beaucoup plus courte que les deux précédentes. Après l’enquête, le jeu vous propose plusieurs chefs d’accusation, d’homicide involontaire à meurtre avec préméditation. Pendant les procès, les joueurs vont pouvoir ajouter des bonus ou malus en jouant le rôle de la presse, qui annonce de nouveaux témoins, des rebondissements, des preuves falsifiées ou autres.
Le jeu fournit même une sorte de feuille d’entête de journal, et vous allez écrire dessus un gros titre et une phrase d’explication ! Super bien vu.
Ces éléments vont s’ajouter ou se soustraire à un total, qui va déterminer la gravité de la sanction…Perpétuité ? 5 ans de réclusion ? Non-lieu ? Tout peut arriver (encore une fois rien n’est écrit, ce sont les joueurs qui improvisent, guidés par des cartes/questions).
Ok le coupable désigné a été jugé, mais est-il vraiment le vrai coupable de cette affaire ? Vous vous rappelez des jetons posés sur chaque protagoniste lors de l’enquête ? Il est maintenant l’heure de les retourner, pour découvrir le vrai et unique coupable !
Est-ce le même que celui que vous avez envoyé derrière les barreaux ?
Esprits criminels
J’ai joué ma première partie d’Alibis avec trois personnes, dont deux qui ne sont pas spécialement fans de jeux narratifs. Et pourtant, que cette partie a été incroyable. A la fin de cette heure haletante racontant l’histoire de Joshua, employé pas du tout modèle d’une ONG écolo, tué par son boss parce que ce dernier ne supportait pas que Joshua sorte avec son fils, nous étions tout simplement estomaqués. Le suspect choisi n’était pas le bon, il était acquitté d’ailleurs, et le vrai coupable s’en sortait tranquillement…
Une heure avant, personne n’aurait pu prédire qu’on allait sortir tout ça de nos 4 cerveaux réunis. Mais qu’est-ce que ça a bien marché ! Alibis regroupe des qualités extraordinaires que je vais tenter de résumer ici.
La mise en place du crime
Pendant cette phase, tous les joueurs vont participer à l’élaboration de l’histoire, à tour de rôle. Le jeu est très fort pour morceler l’intrigue, de façon à ne pas donner trop de responsabilité narrative à un seul joueur. Ainsi, vous n’aurez pas à imaginer d’un seul coup une immense partie narrative, mais plutôt un petit bout de puzzle. Pourquoi ce portefeuille était dans la rivière ? Quels sont vos rapports professionnels avec la victime ?
Magie du cerveau humain et de sa capacité à joindre des bouts pour faire sens, tout se met en place au fur et à mesure du jeu.
La distanciation sélective
Autre gros point fort, le jeu vous fait incarner un suspect, et vous défendez ses alibis devant des enquêteurs pendant une garde à vue. Et cette phase du jeu est intense, vous vous sentez vraiment dans la peau du suspect. Mais immédiatement après, vous êtes un enquêteur, et ce sentiment ne reste pas. Mieux, dans une autre phase, vous n’êtes même plus le suspect ni un enquêteur, vous pouvez même essayer de démonter des arguments que vous avez vous-même inventés ! Du génie de gameplay, jamais vu jusqu’ici dans For The Story !
Cette richesse dans les rôles à interpréter, cette variation dans le rythme et les enjeux (victime, témoin, suspect, enquêteur, procureur, presse…) vous fait vraiment incarner l’histoire dans toutes ses dimensions ! Et si votre alibi en tant que suspect n’était pas ouf, pas grave du tout, vous n’y serez pas attaché, et ce suspect, ce n’est pas vous (ou pas tout le temps). Alibis réussit à mettre l’histoire au centre de son propos, et tourne son gameplay à son service aussi.
La force et l’expérience de la gamme For The Story est indiscutable. Car à la manière d’un cinéaste qui raconte son histoire à travers sa mise en scène, et non en faisant intervenir une voix off, Alibis s’est approprié le langage de la narration partagée et délivre un gameplay tout en nuances. C’est difficile de faire en sorte que les joueurs se sentent impliqués, tout en leur faisant prendre de la distance ! Et pourtant, ce dé-zoom progressif, qui part de la scène de crime jusqu’à la scène post-procès, est tout simplement génial.
La coopération
Alibis a assimilé tous les points forts du jeu coopératif, tout en contournant très bien ses défauts. Aussi, le joueur qui prend la parole a son tour a toujours le dernier mot. C’est lui le responsable de son moment. Bien sûr, les autres joueurs sont autorisés à s’entraider, à se poser des questions. Mieux, Alibis éduque ses joueurs sur le respect de la prise de parole, sur l’acceptation de l’imperfection. Pour ceux qui font de l’impro, tout ce qui tourne autour du refus de jeu.
Le twist final
La dernière super bonne idée, c’est la prise de distance avec le procès. Si vous avez regardé des séries comme The Wire ou The Shield, vous savez qu’entre une arrestation et une décision de justice, il y a un monde. Et Alibis le retranscrit parfaitement. Par un plaidoyer impeccable, par un nouveau témoignage, tout votre enquête est malmenée par le procès. Et ça donne lieu à des twists incroyables.
Et vraiment cette impression que l’histoire se révèle d’elle même alors que ses ingrédients ont simplement été crachés par les cerveaux des joueurs, elle est fantastique.
No shit Sherlock
Au final, Alibis est-il pour vous ? Je dirais que si vous n’aimez pas les jeux narratifs, ce jeu ne changera rien pour vous. Votre coeur d’enfant est sec comme un vieux raisin, et Alibis n’y changera rien. Non mais je veux dire, Alibis n’est pas une révolution dans le microcosme des jeux narratifs. En revanche, si vous êtes curieux ou si vous aimez déjà les jeux narratifs, alors jetez-vous dessus et ajoutez alibis à votre kallax déjà pleine !
On est vraiment bien lotis en France entre For the Story, A la Croisée des Chemins ou Fragments. Alibis vient intégrer le haut du panier, avec son gameplay ultra original, sorte de variation segmentée de la formule For The Story. Dans une offre jeux de société qui se répète à l’infini, les jeux narratifs représentent une branche un peu à part, que j’aime beaucoup explorer pour sa fraîcheur.
